La nuit de Vincent Bonnecase au dépot de Bolzaneto
C'était le vendredi 20 juillet, il devait être à peu près quinze heures. J'étais sur la Piazza Manin avec les manifestants qui, comme moi, participaient à la « Pink March », marche pacifique. Quelques dizaines de militants, vraisemblablement des « Black Blocks », sont alors arrivés sur la place, marchant au pas en forme de défilé. Chacun s'est écarté pour les laisser passer. Plusieurs minutes après, j'ai entendu des cris, senti les gaz lacrymogènes, tout le monde s'est mis à courir. C'était la police (j'emploierai les termes de « police » et de « policier » à titre générique, faute de pouvoir précisément définir à quel corps appartiennent les forces de l'ordre qui interviennent dans mon histoire) qui chargeait. Les manifestants de la « Pink March » se sont retrouvés totalement dispersés. Je me suis retrouvé avec une quinzaine d'amis dans une ruelle, cherchant à fuir ce que l'on supposait être un lieu d'affrontement entre police et « Black Blocks ». Un groupe d'une vingtaine de policiers casqués et armés de matraques est arrivé dans la ruelle. Ne sachant par où aller, on a levé les bras en l'air et on s'est tous assis en signe de non-violence. Les policiers ont couru jusqu'à nous et, sans sommation, sans rien nous dire, se sont mis à nous matraquer. J'entendais des cris, « stop », « arrêtez », mais les coups continuaient. Au bout de quelques minutes, comme j'étais à une extrémité du groupe, ils m'en ont extrait, m'ont jeté dans un coin à deux ou trois mètres et, là, se sont acharnés sur moi. Ils étaient peut-être quatre ou cinq, ils me donnaient des coups de pieds, des coups de matraques, visant d'abord la tête mais aussi le corps et les membres. Profitant d'un moment de répit, je me suis levé tout titubant en disant « calme, calme ». Ils m'ont alors traîné jusqu'au groupe de mes amis immobiles et serrés les uns contre les autres et, d'un signe, m'ont donné l'ordre de me coucher à côté d'eux, ce que j'ai fait. L'un des policiers à continuer à me matraquer, un autre à me donner quelques coups de pieds. Et puis ils sont partis. On s'est alors relevé. Deux de mes amis m'aidaient à tenir debout. J'avais la tête en sang, du sang dégoulinait sur mes habits et sur ceux de l'amie contre laquelle j'étais couché pendant la charge. J'avais aussi le front enflé sur la partie gauche. Une autre fille de notre groupe, Leslie, saignait de la tête. On a marché quelques mètres vers une plus grande artère. Une ambulance italienne qui passait s'est fait arrêter par mes amis. J'y suis monté avec Leslie, celle-ci étant accompagnée de Gwendal, un autre manifestant de la « Pink March » qui n'avait pas été blessé. A l'hôpital, j'ai été rapidement pris en charge par plusieurs médecins. L'un m'a d'abord désinfecté les plaies puis recousu le crâne avec trois points de suture. Un autre m'a ensuite fait une radio de la tête avant de me dire qu'il n'y avait pas de problème. Un autre m'a enfin fait comprendre que je pourrais repartir après avoir rempli quelques formalités avec la police. Celle-ci avait installé un bureau dans le hall d'entrée de l'hôpital. Un policier est arrivé et m'a emmené dans une petite salle proche du hall d'entrée. J'y étais vite rejoint par une jeune allemande au bras plâtré qui disait s'être fait casser le bras à coups de matraque par la police alors qu'elle participait à la « Pink March ». Elle a demandé à voir un avocat et à sortir immédiatement de l'hôpital. Le policier qui nous gardait a refusé de la laisser sortir mais a fait venir de l'extérieur deux personnes, vraisemblablement les avocats demandés, les seuls que j'ai vus pendant ces vingt-quatre heures. Ils parlaient italien, l'un maîtrisant quelques rudiments d'anglais. La rencontre a vite tourné court, peut-être deux ou trois minutes sans qu'ils prennent notre identité, puis ils sont partis. D'après ce que j'avais compris, nous devions accepter de délivrer notre identité précise à la police, suite à quoi nous pourrions sortir de l'hôpital. Nous avons donc continué à attendre. D'autres blessés ont rejoint la petite salle gardée, parmi lesquels Leslie, toujours accompagnée de Gwendal. Nous étions peut-être sept. C'est alors que d'autres policiers sont arrivés. Deux se sont emparés de moi, l'un à mes côtés qui a pris ma radio, l'autre derrière qui me maintenait les poignets dans mon dos en les levant vers la nuque jusqu'à me faire mal. Ils allaient très vite. Dès qu'on est sorti dans la cour de l'hôpital, un policier a dit à la policière qui me tenait quelque chose que je ne compris pas. Une caméra filmait. Elle m'a relâché les poignets avant de les reprendre à l'identique, une fois passée la caméra. Des voitures de police attendaient à la sortie de l'hôpital. Elle m'a fait monter dans l'une d'entre elles et, en compagnie de son collègue, est montée à l'avant. Une vitre plastifiée me séparait d'eux. Je voyais à travers la fenêtre mes compagnons d'hôpital subir le même sort que moi. Le cortège de voitures de police, une petite dizaine, s'est élancé dans la ville. On a pris l'autoroute direction « Milano » et, au bout de plusieurs minutes, on est sorti à Bolzanetto. C'est là qu'on est rentré dans la cours d'un poste de police. D'après l'heure que j'avais demandée avant de quitter l'hôpital, il devait être entre cinq et six heures. Je me suis retrouvé dans la cour avec les autres compagnons de l'hôpital. Un policier m'a demandé mon identité. Un autre a regardé le rapport médical succinct qui accompagnait la radio de l'hôpital avant de faire un signe d'acquiescement à d'autres policiers. Ceux-ci m'ont alors emmené dans un bâtiment. J'ai traversé un couloir avec, sur la gauche, trois ou quatre salles éclairées au néon avec des barreaux aux fenêtres et dans laquelle j'aperçus des policiers et, alignés contre le mur, des jeunes gens. Ils me menèrent jusqu'à la dernière de ces salles. A l'intérieur se trouvaient une quinzaine de jeunes gens, certains blessés avec, à leurs pieds, ce que je supposais être une radio d'hôpital, les autres apparemment indemnes physiquement. J'arrivais pour ma part avec le crâne recousu et le front endolori. Certains des jeunes gens avaient des menottes en plastique derrière le dos, les autres étaient face et mains contre le mur. C'est cette deuxième position qu'on me fit adopter en me projetant violemment contre le mur tout en me donnant des coups de pieds. Un policier me vida les poches dans laquelle se trouvaient mon porte-monnaie avec une carte d'identité française, une carte bleue, de l'argent et des chèques français, une montre et des bouts de papiers, l'un comportant notamment un numéro d'avocat du GSF. Tout fut mis dans l'enveloppe qui contenait la radio de l'hôpital et mis à mes pieds. Alors a commencé dans cette salle une longue attente que j'ai pu évaluer rétrospectivement et de manière approximative à cinq heures. Comme mes compagnons de cellule, je devais rester dans la même position sans bouger ni regarder autour de moi. J'avais très soif, je me sentais faible, à cause de ma blessure, aussi parce que je n'avais rien mangé depuis le matin. Des pas venaient et partaient, s'approchaient régulièrement de moi avant que ne tombent des coups de pieds et de poings, dans le dos et les jambes essentiellement. Des mains, de temps en temps, me saisissaient brusquement pour changer légèrement la position, en levant plus ou mois mes bras ou en écartant plus ou moins mes jambes, le tout accompagné de coups et d'injonctions en italien. D'autres mains me saisissaient parfois la tête pour claquer contre le mur mon front endolori. Le mur était blanc et j'y voyais des traces de mon sang s'y déposer. Entre les coups et, laissant les yeux tourner de gauche à droite, je voyais mes compagnons de cellules subir le même sort. L'un d'entre eux, muni de menottes en plastique se les faisait régulièrement resserrer. De temps en temps, un policier entrait en appelant un nom et l'un d'entre nous sortait. Il arrivait aussi que de nouveaux jeunes gens arrivent. J'ai demandé au bout d'un certain temps, en français et en anglais, si je ne pouvais pas voir un avocat. Aucune réponse n'est venue. Et les coups ont ensuite repris de manière ponctuelle. Au bout de peut-être deux heures, un policier m'a saisi par la nuque et m'a montré à deux policiers qui venaient manifestement d'entrer. Ceux-ci, après m'avoir examiné quelques secondes, ont secoué la tête en signe de négation et ma tête fut ramenée au mur. Peu de temps après, un homme, vraisemblablement médecin, a demandé de me retourner. Il portait un grand tablier et un stéthoscope autour du cou. Il a regardé ma tête, m'a demandé en anglais si je ne voulais pas dormir - j'ai compris « évanouir » - et, par signe, si je ne voulais pas vomir. Je lui ai fait comprendre que je me sentais faible. Il est sorti. Deux policiers se sont approchés de moi en riant et m'ont touché le front en me demandant en anglais ce que j'avais. Je leur ai répondu que j'avais été frappé par des policiers. L'un des deux m'a alors pris par l'épaule en criant : « By a policeman ' Impossible ! You've fallen on the floor, OK ? » Je me suis retourné vers le mur sans rien dire. Le médecin est vite revenu pour appliquer contre mon front une compresse glacée avant de me plaquer à nouveau tête et front contre le mur. L'attente a repris, toujours ponctuée de coups. Peut-être une heure à deux heures plus tard, alors que la salle me semblait se vider peu à peu, j'ai entendu une voix de femme me dire en anglais de m'asseoir. C'était une policière accompagné d'un collègue. Elle a fait asseoir chacun d'entre nous. J'ai regardé autour de moi. Nous n'étions plus qu'une petite dizaine dont Gwendal que j'apercevais seulement. J'ai vu qu'il faisait nuit. J'ai demandé à la femme en anglais si je pouvais être assisté d'un avocat. Elle a souri en me faisant signe de garder le silence. Peut-être trente à quarante minutes plus tard, plusieurs policiers sont entrés en criant des choses que je ne comprenais pas, je me suis senti soulevé et plaqué la tête contre le mur. Plusieurs coups de pieds ont suivi. Ca recommençait comme avant. Pour moi, cela n'a pas duré longtemps. J'ai entendu au bout de quelques dizaines de minutes mon nom. Je me suis retourné. Un policier m'a fait signe de le suivre. J'ai voulu ramasser l'enveloppe dans laquelle se trouvaient mes affaires mais il m'a pris par le bras. J'ai désigné l'enveloppe en disant « document, paper » mais il m'a emmené dehors. Il était d'allure robuste, parlait calmement sans élever le ton de la voix, possédait des rudiments de français et d'anglais. Il n'allait pas me lâcher jusqu'à ce que je sorte du poste de police. Il devait être près de minuit. Il m'emmena vers un autre bâtiment. Plusieurs jeunes gens, peut-être trois, étaient à l'extérieur, tête contre le mur. Il me fit prendre la même position, à leurs côtés. Il s'est approché près de moi en me disant : « merde de français, tu vas souffrir ». « Pourquoi ? » j'ai demandé. Il m'a répondu : « tu es français, tu as frappé Gênes, je veux que tu souffres ». J'ai dit que j'étais dans des groupes pacifistes mais il m'a frappé le front en disant : « je vois ». Et à nouveau il a répété, « merde de français, tu vas souffrir ». Il a alors pris d'une main mon bras gauche, juste au-dessus du coude, s'est mis à le malaxer, à le tordre comme s'il voulait disjoindre le biceps du reste du bras. Je criai. Il me lâcha, me ramena en arrière en disant : « ne crie pas » et me projeta violemment contre le mur. Il recommença le même geste, je gémissais faiblement et de plus en plus fort jusqu'à ce que le cri sorte. Un autre policier en civil me décrocha alors des coups pieds dans le tibia tandis que lui répétait : « il ne faut pas crier ». Ce jeu continua longtemps sans discontinuité, peut-être une à deux heures. Régulièrement, quand ma respiration devenait heurtée, il s'arrêtait quelques minutes pour que je puisse reprendre haleine. Il lui arrivait aussi de me poser des questions en italien et, comme je répondais que je ne comprenais pas l'italien, me donner coups de pieds et de poings dans les jambes, les côtes et le dos. Et, toujours, les torsions de bras recommençaient. Il m'a ensuite emmené à l'intérieur du bâtiment dans un couloir où étaient alignés une petite dizaine de jeunes gens. L'un d'entre eux, torse nu, avait sur le dos des marques de coups profondément marqués dans la chair. Je remarquais aussi une jeune fille aux pieds desquels se trouvait vraisemblablement une enveloppe de l'hôpital avec une radio. Je fus mis tête contre le mur. J'entendais des cris et des gémissements dans les salles voisines. Cela dura peut-être un quart d'heure. Le policier qui s'occupait de moi me prit alors par le bras pour m'emmener dans une salle devant un policier en civil très corpulent et au crâne rasé. Il y avait derrière lui une machine à écrire. Il demanda d'où je venais, l'autre lui dit que je venais de la France. Il s'est mis alors à crier dans mes oreilles qu'il ne parlait pas le français, c'est ce que j'ai compris, et à me bousculer vers le dehors. Le policier qui s'occupait de moi m'a alors replacé dehors et a repris les torsions de bras. Je criai brusquement : « pourquoi ? », il dit quelque chose que je ne compris pas avant de continuer, tandis qu'un autre répondait à mes cris par des coups de pieds dans le tibia ou en me claquant la tête contre le mur. Un médecin a ensuite interrompu le jeu pour examiner ma tête. Il m'a demandé en anglais si je voulais dormir, si j'avais vomi, peut-être était-ce le même que la fois précédente. Je ne me rappelle pas avoir répondu quoi que ce soit. Il m'a donné une nouvelle compresse glacée pour me l'appliquer contre le front. Quelques minutes plus tard, le policier m'a emmené vers un autre couloir dans lequel de trouvait une soixantaine de policiers. Il a crié en italien, d'après ce que je compris, « voilà un personnage illustre ! » Ils se sont mis à rire, je devais avoir la tête déformée. Tout en reprenant les torsions de bras, il m'a baladé de part et d'autre du couloir entre deux rangées de policiers pour que ceux-ci me donnent des coups de pieds et des coups de poings. Nous avons ainsi fait deux ou trois aller-retour dans le couloir, cela n'a pas duré cinq minutes. Le policier m'a ensuite ramené à l'endroit d'où je venais juste. Après une courte attente, il m'a emmené dans une grande salle dans laquelle opéraient plusieurs groupes de policiers, de jeunes dactylographes, d'hommes habillés de blouse blanche, avec plusieurs types d'appareils. J'aperçus Leslie et la jeune allemande au bras cassé qui attendaient. Le policier m'a emmené dans un coin pour qu'on me prenne les empreintes digitales. D'une main, il continuait les torsions de bras, de l'autre, il mangeait un sandwich. Un homme en blouse blanche me prenait en même temps la main laissée libre pour y prendre mes empreintes, tout en discutant tranquillement avec le policier qui s'occupait de moi. Une jeune dactylographe regardait la scène en souriant. Les empreintes de chacun de mes doigts furent prises. On me prit ensuite en photo, face et profil, à plusieurs reprises. Chaque séquence était ponctuée de pauses. Le policier qui ne me lâchait pas le bras me fit ensuite asseoir devant un bureau autour duquel se trouvaient d'autres policiers. C'était toujours dans la même grande salle. Un de ces policiers me présenta trois fiches blanches en haut desquelles se trouvaient ce que je supposai être mes empreintes digitales. Il me tendit un stylo en me demandant de signer. Je demandai « pourquoi ? » Le policier qui s'occupait de moi me tordit le bras puis m'expliqua en français qu'il s'agissait de mes fiches et qu'il fallait qu'elles portent mon nom. Je pris les trois fiches blanches et y apposai mes nom et prénom au bas. Un autre policier me présenta ensuite une feuille portant un texte dactylographié en italien. Ce texte comportait trois espaces remplis manuscrits, le premier avec mon nom et les deux autres avec des horaires, 23h30 crus-je lire pour le dernier. Le policier qui s'occupait de moi me demanda de signer au bas de la page. Je dis que je ne lisais pas l'italien. Le policier me tordit le bras en me disant qu'il fallait signer si je voulais partir. J'essayais de lire le texte mais je ne parvenais pas à me concentrer. Je lui dis que je voulais comprendre le texte. Il me dit que je n'irais pas en prison, que je serais libre si je signais. Je lui dis que je voulais bien signer pourvu qu'il me traduise le texte. Il prit alors la feuille et dit quelques phrases en français dont je saisis mal le sens. D'après ce que je comprenais, c'était une déclaration selon laquelle j'étais arrivé à telle heure au poste de police et ressorti à telle autre. Je signai. Le policier m'a alors emmené dehors pour me conduire vers le porche d'entrée du poste de police. Il y avait une longue allée à parcourir. Un autre policier m'accompagnait en me faisant au bras droit les torsions à la base du biceps, les mêmes que m'avaient faites au bras gauche pendant plusieurs heures le policier qui s'occupait de moi. Celui-ci continuait de me tordre le bras gauche tout en marchant à mon rythme. Les deux policiers m'injuriaient, « merde, merde », tout en riant et en discutant entre eux. D'après ce que je comprenais, ils semblaient tester le degré de résistance à la douleur de mes deux bras. Au bout de l'allée, le porche s'ouvrit et ils me lâchèrent. Le policier qui s'occupait de moi m'a pris par l'épaule et m'a dit : « Regarde-moi. Je suis à Genova demain. Si je te vois à Genova, je t'arrête ». Il m'a ensuite dit de rejoindre la ville à pieds en m'indiquant la mauvaise direction. Je suis parti. D'après un groupe d'italiens que j'ai croisé quelques dizaines de minutes plus tard, il devait être alors à peu près trois heures du matin.
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